Cet entretien s’inscrit dans le cadre de notre conversation au long cours avec Ronald Cyrille, initiée à l’occasion du Festival Tout-Monde à Miami en Mars 2018 et poursuivie par une visite virtuelle le 9 Décembre 2020 dans son atelier du Mémorial ACTe (MACTe) en Guadeloupe, dans le cadre de sa résidence (Novembre 2020—Mars 2021) au Caribbean Cultural Institute du Pérez Art Museum Miami. Elle continue alors même que Ronald prépare son exposition Génésis : mythologies individuelles.
Tous deux originaires de la Guadeloupe, où nous sommes nés à la fin des années 70 pour moi et au milieu des années 80 pour Ronald, qui a par ailleurs aussi grandi à la Dominique, il n’est peut-être pas anodin que ce soit Miami, capitale américaine de la Caraïbe, qui nous offre l’occasion de nos rencontres. Loin des conflits politiques et économiques endémiques à ces anciennes colonies françaises et anglaises que furent la Guadeloupe et la Dominique, Miami, dotée d’une infrastructure culturelle sans pareil dans la Caraïbe et douée de la capacité à reconnaître les filiations de sa production artistique, offre un relais inter-Caribéen et restaure une vision globale de la Caraïbe.
Frenchman à la Dominique et Dominiquais en Guadeloupe, Ronald Cyrille est à la fois produit et producteur de cette vision globale de la Caraïbe à travers une œuvre naviguant sur les eaux de l’enfance et de la mémoire, de la mythologie et du folklore, traversée par les courants de l’intime et du monde. Au-delà du cabotage entre les côtes Guadeloupéennes et Dominiquaises, dont on sait combien il fut coutumier des premiers peuples de ces îles avant le débarquement de Christophe Colomb en 1493, c’est à bord d’un navire-monde, loin de la caravelle du conquistador, du bateau négrier ou de l’arche de Noé, que nous embarque le conteur-peintre caribéen contemporain qu’est Ronald Cyrille.
Claire Tancons (CT): Une modeste embarcation, simple pirogue de passeur ou canot de pêcheur, ressemblant au gommier traditionnel (gomyé en créole), taillé dans le bois de l’arbre du même nom, est un motif récurrent dans ton travail. Je le vois tracer un long sillage allant de tes réminiscences d’enfance à la Dominique avec ton grand-père pêcheur, à une forme d’éthique créole préfiguratrice de ce que le chercheur Martiniquais Malcolm Ferdinand a appelé le navire-monde dans Une écologie décoloniale (2019), fondement de la mise en relation à l’autre, propice à une politique de la rencontre. Comment situes-tu ce motif de l’embarcation dans ton travail, dans cette poétique de la relation qu’il sous-tend – pour emprunter cette fois-ci au poète Martiniquais Édouard Glissant – et comment te situes-tu toi-même dans cette éthique du navire-monde en tant qu’artiste, toi qui te figures souvent en son centre ?
Ronald Cyrille (RC): Comme on peut le voir dans “Key Escape” (2018), dans “Echos” (2018), ma démarche artistique pourrait être comparée à un bateau chargé de la nostalgie des souvenirs, mais aussi de la douceur des rencontres heureuses, parfois balloté par le flux des vagues, d’autres fois emporté par les marées violentes qui me contraignent à l’errance. La Caraïbe échange avec le monde à travers mes travaux, le bateau devient un outil de communication, un moyen qui relie et met en dialogue les cultures. Chacun de mes travaux restitue ce voyage continuel, au creux de ma mémoire, nourrissant le vagabondage de ma création au fil des toiles. On y retrouve une forme de narration, unissant mon passé à mon présent, combinant la mélancolie à l’euphorie, liant la résilience à la protestation, soulignant non pas le paradoxe mais plutôt l’établissement d’un équilibre. Il s’agit d’un univers obsessionnel et symbolique où le conventionnel n’a pas sa place. Je me permets ainsi de déplacer à ma guise les formes et les objets dans l’imaginaire magico-religieux et l’imagerie de la langue créole—renvoi à un ailleurs sacré ou profane.
CT : Cette dimension spirituelle de ton travail est en effet tout aussi saisissante qu’insaisissable tout comme dans la culture caribéenne : à la fois omniprésente et évanescente. De façon plus immédiate et concrète, cette embarcation fait lien entre tes identités guadeloupéenne et dominiquaise, que tu tiens toujours à distinguer, tout en les replaçant dans le contexte d’une Caraïbe globale. Tu sembles exprimer cette dualité tenace et la fusion salvatrice qui en résulte parfois, par des portraits doubles et des figures de dédoublement qui elles-mêmes puisent dans la tradition créole. Peux-tu nous en dire plus sur l’emprise de l’une et l’autre de tes identités iliennes, si proches géographiquement et culturellement, et si distinctes et singulières à la fois pour l’artiste que tu es devenu ?
Ronald Cyrille. Génésis 1 et 2, 2021. Papier découpé technique mixte. 70 x 50 cm. Image courtoisie de l’artiste
RC : Ma double culture est en effet représentée dans mon travail par des personnages bicéphales, tels que dans Genesis 1 et 2 qui symbolisent les traditions, les mythes et la spiritualité qui me sont aussi communs qu’ils le sont à nos territoires. Les paysages riches et verdoyants de la Dominique qui m’ont vu grandir, se retrouvent dans ma création. C’est là l’héritage de mes origines profondément ancrées en moi. La proximité de ma famille et le rapport qu’elle entretient avec la nature ont fondé un lien et une attention particulière à celle-ci. Arrivé en Guadeloupe, au cœur de la ville, j’ai été influencé par ma vie de citadin : la frénésie de l’activité qui s’y trouve, la promiscuité avec les autres et les opportunités qu’offre l’urbanité. Les murs nus de la ville, offrent des supports de création aussi nombreux que vastes. Je n’ai donc pas fait de choix ! J’ai concilié mes identités multiples qui finalement n’ont pas à être dissociées puisqu’elles sont complémentaires et participent toutes deux de ce que je suis…un Antillais !
CT : Le bateau reliant la Guadeloupe et la Martinique c’est aussi le bateau du migrant – notamment du migrant dominiquais s’exilant en Guadeloupe pour chercher de meilleures opportunités économiques. De cela tu ne traites pas directement dans ton travail. Mais tu perpétues le thème de l’errance dont cette migration participe, cette sensation d’être toujours entre deux eaux, de devoir naviguer à vue. Comment donnes-tu à voir cette errance, au delà du motif littéral de l’embarcation ?
RC : C’est aussi une mythologie personnelle animée par des figures récurrentes tels que le chien qui est une manière de symboliser l’errance et le vagabondage. En effet sur nos territoires, nombreux sont les chiens abandonnés. Ils sont vulgairement appelés « chyen kréyol ». Leurs réactions parfois inattendues font d’eux un animal à la fois aimé et redouté. C’est avec la figure du chien créole avec ce museau long que j’aborde la question, il devient un personnage qui s’impose dans mes toiles évoluant sans cesse. Le chien peut aussi renvoyer à l’homme dans ses postures et dans le rôle qu’il occupe dans la scène qui se déroule. C’est un personnage emblématique dans ma peinture comme sur nos territoires. L’oiseau représenté dans mes travaux est porteur d’histoires, de récits, de témoignages, plus ou moins joyeux, parfois tragiques. Il vient atténuer ce sentiment de déracinement, grâce à sa capacité à traverser les territoires. Il est aussi porteur d’un message qui demande parfois à être déchiffré. L’eau représente la pureté, la renaissance mais elle est aussi synonyme d’immensité et d’absorption. Enfin le bateau est représentatif des questionnements sur l’exode, des migrations dans l’histoire de nos sociétés contemporaines. L’errance et le vagabondage sont des thèmes qui animent mes créations.
CT : Loin de te contenter d’illustrer les contes du riche imaginaire et imagier créoles dont tu t’inspires, tu crées toi-même de nouveaux contes, allant et venant d’une mythologie caribéenne commune à une mythologie artistique personnelle. Tes frasques picturales m’évoque la verve littéraire de Simon Schwarz-Bart dans Un plat de porc aux bananes vertes (1967) ou Pluie et vent sur Télumée Miracle (1972). Comment facilites-tu ces relais et quels sont les modalités de passage que tu opères, notamment par les différents mediums que tu empruntes ou inventes ?
RC : C’est l’autre forme d’errance et de vagabondage dans mon travail : le vagabondage pictural, par le déplacement des personnages au fil des toiles et de la narration qui se crée. Je laisse libre cours aux histoires que mon bestiaire forme. Ce vagabondage est aussi formel entre les travaux d’atelier et les travaux de rue, entre figuration et abstraction. J’ai envie parfois de tendre vers une forme d’abstraction, de lâcher prise dans la gestuelle et dans la forme et à d’autre moment, j’ai envie d’étudier un objet, un visage, une présence, un souvenir sous un autre aspect. Il y a une forme de lutte entre les canons des références face à ceux que je souhaite déconstruire et déstructurer avant de les présenter sous de nouvelles formes. C’est donc une sorte de synthèse de rencontres entre deux postures que j’adopte dans ma pratique. C’est pour moi une manière de matérialiser ma double culture, mon double héritage, comme si je prenais pleinement conscience que je suis ce deux en un. Ouvert sur le monde et riche de mes cultures, mon envie de voyager avec ma peinture hors de nos espaces est toujours un nouveau défi. Peut-être la matérialisation de la créolisation.
CT : À la thématique maritime de l’errance et de la migration, du lien et du passage, s’ajoute celle de la terre et du monde végétal et animal, ce que tu nommes le Green Paradise Lost, et ton bestiaire. Pour moi, et plus généralement dans la réalité organique de la terre, et dans l’imaginaire touristique sur les Iles de la Caraïbe, le Green Paradise, c’est la Dominique, qui m’a toujours semblé être ce que la Guadeloupe avait dû être il y a 50 ans. Finalement, à quoi fait référence ce Green Paradise Lost ?
RC : Le Green Paradise Lost sont des paysages imaginaires qui renvoient à une recherche de sérénité. Là aussi, je cherche à saisir l’insaisissable dans la beauté et la force de la nature, source intarissable. La nature fut d’ailleurs mon premier maître. C’est l’endroit où j’ai étudié les formes, les plans, les couleurs, les contrastes. C’est le lieu de tous les possibles. L’urbanisation faisant disparaître progressivement la nature, c’est donc pour moi une manière d’entretenir ces souvenirs de lieux que je ne reverrai plus. Pour moi, ce Paradise symbolise la vie et l’espoir d’un renouveau sous toutes ces formes. Les ballades à l’arrière des camionnettes, quand j’étais enfant, à la Dominique, me donnaient à voir comme seul et magnifique spectacle la nature, ses reliefs, ses couleurs, le vent soufflant dans mes oreilles, sans autre contrainte visuelle que le soleil qui pouvait parfois m’éblouir. Ces souvenirs sont ancrés dans ma mémoire, et me rappellent la liberté que je ressentais pendant ces ballade. Ce sentiment est en opposition avec l’urbanité de la ville dans laquelle j’ai accosté en Guadeloupe, avec ses paysages aux reliefs plats, tout aussi beaux mais parfois métamorphosés par les chantiers qui creusent la terre et abattent la végétation et les grues qui remplacent les arbres. C’est ce qui a fait surgir en moi la nostalgie de ce Green Paradise Lost.
CT : La notion de Paradis peut sembler paradoxale aux Antilles, pour les Antillais en tous cas. Pour en revenir au chien créole que nous évoquions précédemment, ne renvoit-il pas aussi à l’an tan lontan de l’esclavage ? C’est ainsi que le chien m’a toujours été (re)-présenté par mon père, homme (né en 1930) de la génération de tes grands-parents peut-être. Il disait toujours « neg pa aimé chyen » – ou est-ce le contraire « chyen pa aimé nèg » ? – il faudrait vérifier, car « on lâchait les chiens sur les nègres » au temps de l’esclavage par divertissement sur la plantation, mais aussi dans la course poursuite du maître et du marron…On voit d’ailleurs des représentations de ce proverbe qui recouvre ce qui fut une réalité dans le film de Steve Mc Queen, « Twelve Years a Slave » (2013). Quel rapport entretiens-tu à la mémoire de l’esclavage, comment ses traces se donnent-elles à voir dans tes personnages et paysages ?
RC : Il est vrai que ce traumatisme existe et laisse place au malaise. Le chyen kréyol est une figure emblématique et paradoxale de manière générale et encore plus dans ma peinture. Le caractère de mes personnages n’est pas prédéfini dans des positions, des postures, des traits de personnalité liés à une figure ou à une pensée commune. Ils naissent lors du processus de création et prennent forme dans mon imaginaire de manière progressive. Le chyen kréyol, le coq, mais aussi l’abeille ou le poisson, reviennent souvent dans mes peintures. Ils composent mon bestiaire et par moment s’imposent à moi et revendiquent leur place au sein de la narration. Si on souhaite pousser la réflexion et que l’on considère que la narration au fil des toiles rapporte des histoires de nos quotidiens, des faits de société ou des rappels historiques, alors on comprend que les personnages qui composent mon bestiaire, tout comme les symboles que j’utilise tels que la clé, la prise électrique, les dents acérées, le soleil parfois souriant, parfois grimaçant peuvent changer de sens selon l’histoire que je raconte. Je traite pareillement de la mémoire de l’esclavage de manière personnelle et progressiste, comme un passé moteur pour définir un meilleur avenir. La quête de la liberté revient souvent dans mes travaux et fait écho à l’abolition de ces enclavements moraux.
CT : Si tu devais répondre à la dernière tentative de commission d’un monument pour la mémoire de l’esclavage, comme le Président de la République française s’essaie à le faire, qu’imaginerais-tu ? Et y répondrais-tu tout simplement ? Penses-tu que l’esclavage est désormais raconté, représenté et accepté de façon constructive en Guadeloupe, dans les Antilles et en France ? C’est une vaste question, certes (!) mais en quoi est-ce que le MACTe, au sein duquel était situé ton atelier, a-t-il pu t’influencer ou faire infléchir ton état de création durant ta résidence ?
RC : Je ne puise pas dans l’esclavage mais plutôt dans l’énergie de ma culture d’afro-descendant et de Caribéen, culture qui est une somme de multitudes de références, pour reprendre l’idée du rhizome d’Édouard Glissant. Je reconnais par ailleurs mon héritage africain dans la pensée d’Aimé Césaire sur la mémoire au-delà de la mémoire, mais je me définis comme Caribéen. Concernant le MACTe, il est difficile d’ignorer l’histoire de ce lieu – mais la Guadeloupe en elle-même est un lieu chargé de cette énergie née de son histoire.
J’ai vu l’appel à projet pour la commémoration de l’abolition de l’esclavage. L’idée d’enfermer ou de boulonner une œuvre dans un lieu et ce, même dans le Jardin des Tuileries, me semble être un non-sens. J’ai donc préféré m’atteler à d’autres projets. Je m’interroge sur l’action de l’État sur la commémoration de l’abolition de l’esclavage, notamment avec cet appel à projet. À mon sens il faudrait, plutôt que de s’engager dans ce type de projets, déconstruire des schémas. Ne vaudrait-il pas mieux restaurer la considération de l’homme noir en tant qu’homme tout simplement, en intégrant sa représentation dans l’espace public, mais aussi dans les institutions, en faisant valoir sa présence auprès des représentants de l’État et des DOM-TOM et dans les textes de lois. Ceci réformerait d’avantage la pensée commune qui le lie de manière incessante à cette partie de son histoire. L’homme noir n’a pas seulement été esclave : il est temps de le dissocier de cette image sans pour autant oublier cette part de lui. Il faudrait à la fois lui rendre justice par un dédommagement moral mais aussi le remettre au cœur de sa véritable histoire et de sa spiritualité.
CT : Ce qui est méritoire dans cette nouvelle prise de conscience nationale, c’est la Loi pour la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’Humanité, portée par Christiane Taubira, sans laquelle ces actions presidentielles, quoi qu’on en pense, ne seraient même pas envisagées. Pour ce qui est de la representation du passé esclave du Noir, l’Anglais nous permet une meilleure appréciation de la condition temporaire de mise en esclavage que les Africains ont subi – avec l’utilisation du vocable « enslaved », plutôt que « slave. » Nous pourrions aussi aborder la question des Réparations, que tu évoques quand tu parles de dédommagement moral mais c’est un vaste sujet. Restons-en là.
Pour en revenir à ton bestiaire, le coq est aussi un des animaux féroces qui hantent tes tableaux et fresques. Il s’incarne dans des figures zoomorphiques étranges, empreintes d’un réalisme fantastique dérangeant, plus près du cauchemar que du rêve. Dans Tribute (2016) et Let me Fly (2017), les figures masculines à tête de coq renvoient au sport de combat animal qui se déroule dans l’arène du pit a koq – as-tu déjà assisté à un combat de coqs ? Moi non, et c’est interdit en Guadeloupe désormais, non ? Dans des tableaux plus récents réalisés pendant ta résidence au MACTe tels que Sacred Feminine (2021) et Honey Kiss Lover (2021), le coq se fait féminin—sans pour autant devenir poule ! Dans nombre d’autres tableaux encore, il est tout simplement observateur de la bêtise humaine. Si les hommes sont en effet des bêtes, ton bestiaire relève plus encore de la fable que du conte, avec toute la dimension morale qu’il révèle. Moralité et spiritualité peuvent-elles faire bon ménage ?
CR : De manière générale le coq est un symbole du temps, aux Antilles et plus largement dans la Caraïbe, car il chante au lever du jour et se couche avec le soleil. C’est un rythme qui cadence nos îles. Il fait partie des animaux de mon quotidien que l’on retrouve dans nos cours. C’est aussi un symbole de force, de puissance et de virilité. Oui, j’ai déjà participé à des combats coqs et ce, même dans ma cour (rires). Ma pratique ne fait pas nécessairement référence aux arènes des pit a kok cependant. Dans certains de mes travaux, je joue avec la composition de manière à duper le regardeur en le laissant croire qu’il s’agit de la tête d’un personnage. Si le coq est symbole de liberté que l’on retrouve dans les caractères de certains personnages, il m’offre aussi la liberté de le placer en tant que symbole, tantôt au bout d’un bras ou sur un cou. Dans Let me fly, il semble être plus urbain mais tout aussi déterminé à ne pas céder sa liberté. Dans B. Bird raconte-nous une histoire (2021), le personnage en mouvement, semble vouloir échapper à une réalité, en se réfugiant au cœur de la nature. Empêtré dans son canot, un pied chaussé de la traditionnelle sandale en plastique « mika », l’autre d’une botte de pluie découpée, accueilli par le coq étonné de cette course effrénée, il semble porter le message de la connexion à la nature. Mais le coq n’est jamais uniquement observateur. Il est souvent là pour rappeler cette quête de liberté ainsi que la force et la puissance dont nous sommes habités mais dont nous semblons ne pas toujours nous rappeler.
S’il semble y avoir de la morale dans mon œuvre, ce n’est pas un procès d’intention mais plutôt une volonté de m’inspirer et de questionner la société par le biais de ma pratique artistique. L’art permet de tout transcender et sublimer, en permettant de (se) réinventer. La réflexion doit mener l’observateur à se questionner sur des thèmes tels que le respect, la tolérance, la richesse et la diversité des cultures avec comme idée force la valorisation de la culture noire. La fable en effet, contient une morale. Mais ma pratique relève plus du conte antillais composé d’animaux personnifiés, de mofwozman, d’imageries caribéennes dialoguant avec ma mythologie personnelle. Selon moi, tout peut coexister, dans ma pratique, je raconte au fil d’une narration qui compose mes séries, ce qui me mine mais aussi ce qui m’anime. On y retrouve parfois des paradoxes qui nourrissent ma propre réflexion. Les mises en opposition permettent de mettre en relief, de questionner, mais aussi de créer l’espace de tolérance et de laisser place à la liberté de chacun, à chaque chose de (co)exister.
CT : Moralisateur, tu ne l’es pas, notamment sur les sujets qui fâchent encore beaucoup en France, comme tout ce qui a trait à la colonisation par exemple. Tu t’en jouerais plutôt sous le mode de la dérision comme dans Colon nid (2017), relevant par ton jeu de mot, ce que l’extraction des richesses humaines et naturelles de la Caraïbe ont pu procurer de revenus économique aux colons et à leurs descendants, à l’inverse des descendants d’esclaves.
Au vu de la matière que tu extraies de notre terreau, la richesse de la Caraïbe sembles-tu suggérer, était donc ailleurs… Seuls les paysages luxuriants de nos forêts semblent être épargnés par la tourmente, bien que nous les sachions par ailleurs tourmentés par la pollution. On s’enfuit, on s’entretue, se dégrade et on dégrade beaucoup dans tes tableaux. Sommes-nous bien ancrés dans nos îles ? De quel processus d’ancrage tes tableaux participent-ils ?
RC : Les richesses de la Caraïbe ont été exploitées pour les intérêts économiques dans certains domaines comme la canne, le café, le coton, le tabac. Mais aujourd’hui la Caraïbe continue à être exploitée pour sa biodiversité, son climat, ses paysages, sa richesse culturelle, due à la mixité au sein de ses peuples. Nous sommes bien ancrés dans nos îles mais pas encore assez autonomes ou décisionnaires. Au-delà de la vision de carte postale laissant supposer une vie paradisiaque propice à la rêverie, à la détente et au farniente, nous devons faire face à des inégalités et à des problèmes socio-économiques persistants qui nous mettent sous tension.
La violence parfois présente dans mes narrations où mes personnages s’entretuent ou dégradent ou encore fuient, fait référence à cette réalité qu’ils voudraient évincer, cette liberté qu’ils voudraient reconquérir. En réalité, le message dans mes œuvres est souvent porteur de revendications. Cette violence est aussi due aux nouvelles technologies qui permettent de diffuser à grande vitesse des faits de société de par le monde. Mais d’autres fois, ces personnages s’embrassent, s’entrelacent, se regardent avec bienveillance, se sourient – car c’est aussi cela la vie.
Mon travail participe à la déconstruction de schémas qui sont autant issus de l’esclavage, de traumatismes, de questions identitaires, de la relation à la terre, et à l’Afrique que de notre héritage culturel et spirituel. Mon approche de la figuration a étonné en Guadeloupe dans un premier temps, car elle n’était pas conforme à la représentation classique et au modèle dominant. Ma représentation ou ma figuration contribue à déconstruire et en même temps à reconstruire et à se réapproprier notre identité caribéenne commune. Elle contribue aussi à créer indirectement un lien avec les civilisations qui nous ont précédé en Guadeloupe, comme celles des Taïnos et des Kalinagos tout en dialoguant aussi avec l’Afrique. Cet ancrage résonne avec l’idée qu’à développée Édouard Glissant que la Caraïbe serait le Tout-Monde, laboratoire de ses identités multiples, de cette créolisation du monde.
CT : …Ou avec celle, qui la prolonge, de façon éthique et écologique, du navire-monde de Malcolm Ferdinand mentionné au début de notre conversation. Tu n’éludes ni n’évacues le double écueil de l’esclavage et de la colonisation mais il est clair que tu ne souhaites pas que ton navire-monde y échoue. En continuant ta traversée singulière, en débarquant les stéréotypes et en transbordant les imaginaires, tu inscris ton travail dans la généalogie artistique de la Caraïbe. Tu relèves aussi d’une filiation plastique proprement Guadeloupéenne. Il y a une dizaine d’année déjà, l’ouvrage Anthologie de la Peinture en Guadeloupe (2009) était publié. Connais-tu cet ouvrage ? Quels furent tes maîtres ? Je pense à l’œuvre étonnante de Philibert Yrius, dont la manière est très différente de la tienne, mais dont l’imaginaire est également ancré dans un fantastique antillais. Ou peut-être ne te reconnais-tu pas dans cette généalogie, toi qui préfères parler de genèse ?
RC : Oui je connais cet ouvrage, dont j’ai pris connaissance à mon retour de l’école d’art Campus Caribéen des Arts de la Martinique, j’ai pu découvrir le travail de Philibert Yrius qui ne m’a pas laissé indifférent ainsi que celui de mes pairs. Je connais la peinture d’Yrius, je vois ce que tu veux dire, il est dans un univers singulier avec des couleurs qui lui sont propres. Il est vrai que l’on me parle de sa peinture en voyant la mienne, non pas qu’elles soient similaires, mais il y aurait peut-être une forme « d’étrangeté commune » et nos narrations se déroulent dans la nature. Qui sait, peut-être me retrouverais-je un jour dans un ouvrage tel que celui-là, qui recense le travail des acteurs culturels de la Guadeloupe et leur donne ainsi une forme de reconnaissance.
Je n’ai pas de maître à proprement parler (rires), j’ai des références qui sont au-delà de mes frontières, tels que Wifredo Lam, Jean-Michel Basquiat, Kerry James Marshall, Manuel Mendive, mais aussi Jean Dubuffet ou Gérard Garouste.
La genèse de mon univers, dans le sens de la « génétique » de ma pratique, naît de la mélancolie de mes souvenirs d’enfance mais aussi de ma volonté d’aborder les thèmes de l’errance et du vagabondage physique et pictural à travers le chyen kréyol. Il se forme à partir de là un abécédaire de formes en couleurs, de symboles, un bestiaire comprenant les animaux de mon territoire qui comprennent, l’oiseau, le poisson, l’abeille, le coq, l’araignée, le lézard et nourrissent mes narrations au fil des toiles. J’utilise souvent la métamorphose pour donner à mes personnages la liberté de se mouvoir ou encore de se « mofwazé » à leur guise selon les circonstances de la narration. Les contes et l’imagerie de la langue créole contribuent aussi à ma pratique. La musique comme le rap, la dancehall, le hip-hop mais aussi la soul, le jazz peuvent aussi être des influenceurs.
Ainsi, je n’oppose pas nécessairement la généalogie à la genèse. Être inscrit dans une arborescence ou une forme de filiation par catégorie ou domaine disciplinaire, n’exclut pas une essence différente et relative à chacun selon sa sensibilité, ses motivations, sa situation géographique. Mais l’influence des références n’est pas n’ont plus exclue. D’ailleurs, mes références sont issues du bassin Caribéen pour la plupart d’entre elles. L’arborescence concernant le domaine des arts plastiques ne peut se limiter à la Guadeloupe seule, compte tenu de l’histoire commune que nous partageons avec les îles voisines. Faire mes études en Martinique, à été un des vecteurs de rencontres avec d’autres artistes de la Caraïbe. Ensuite mes voyages hors de nos territoires m’ont aussi permis de rencontrer des artistes de la diaspora caribéenne. Je me définis comme Caribéen et je navigue entre ces cultures multiples. Je crois que la force des Caribéens, c’est justement de pouvoir dialoguer avec le reste du monde.
CT : Ronald, je te remercie pour cette belle synthèse de notre échange au long court. Je me réjouis de cette escale avec toi et sais que nous nous retrouverons bientôt à bon port, que ce soit à Pointe-à-Pitre, Roseau, Fort-de-France, Salvador, Miami, New York, Paris, Venise, Singapour, ou où sais-je encore—partout ton navire-monde nous debarquera. Mèsi en pil (pour emprunter au kreyol haitien.)
Ronald Cyrille, alias B.Bird, a reçu la bourse d’artiste 2020 de l’ICC au Pérez Art Museum Miami, en collaboration avec le Mémorial ACTe en Guadeloupe. Artiste d’origine guadeloupéenne et dominiquaise, Cyrille a étudié les arts visuels au Campus Caribéens des Arts à Fort-de-France, en Martinique. Son travail a été présenté dans le cadre d’expositions individuelles dans des lieux prestigieux tels que la Volta Art Fair, à New York, le centre culturel Rémy Nainsouta, à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, la Fondation Clément et l’Atrium, tous deux à Fort-de-France, en Martinique. Cyrille a participé à des expositions collectives à l’Hunter East Harlem Galeries, à New York ; au Little Haiti Cultural Center, à Miami ; et au Tout-Monde Festival, à Miami, entre autres. Plus récemment, Cyrille a participé à l’Atlantic World Art Fair 2021, et a créé une peinture murale au 516 Arts Museum d’Albuquerque, au Nouveau-Mexique, pour l’exposition itinérante Dust Specks on the Sea : Sculpture contemporaine des Caraïbes françaises et d’Haïti.